Le 14 juin, le Dr Bresciani offre un banquet en l'honneur d'Ernesto Guevara. Celui-ci, quidam insignifiant , fte la vingt-quatrime anne d'une vie qui ne l'a pas trop mal trait, aprs tout . Pour la premire fois, il proclame son latino-amricanisme , en parodiant les discours officiels (il tait d'ailleurs pisqueado : dans les vapes ). Mais partir de ce moment-l, mme si Guevara tient toujours la plume, il se ddouble en deux tres dont l'un est le dpassement perptuel de l'autre. Le Che commence pointer : son je se superpose progressivement au je de Guevara. Il s'ensuit que le je du Che s'associe un regard non point tourn vers le dedans mais, au contraire, profondment extraverti. Nous suivons l'itinraire fascinant au cours duquel le picaro se dfait de sa roublardise et prend conscience de son destin. C'est au Venezuela, de la bouche d'un personnage mirvolutionnaire, mi-mystique, venu de quelque pays d'Europe, fuyant le couteau du dogme , que Guevara reoit ce qu'il appelle la rvlation : Le futur appartient au peuple et il conquerra peu peu le pouvoir, ici et sur toute la terre. Ce mystrieux illumin lui prophtise galement un avenir sombre et mystique au sein d'une rvolution : Tous les inadapts, vous et moi, mourront en maudissant le pouvoir qu'ils ont contribu crer, parfois avec de grands sacrifices, car la rvolution, dans sa forme impersonnelle, vous prendra la vie. Et mme, elle utilisera votre mmoire comme exemple et instrument de soumission pour les jeunesses futures. 206Aprs avoir pris cong du prophte, Guevara ralise qu'il n'est pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive ; qu'il est venu jeter un feu sur la terre et qu'il lui tarde qu'il soit allum. Il voit inscrit dans la nuit que lorsque le grand esprit directeur assnera le coup terrible qui doit diviser l'humanit en deux parties antagonistes , il sera avec le peuple . [...] Hurlant comme un possd, poursuit-il, j'irai l'assaut des barricades et des tranches, je tremperai mon pe dans le sang et, fou furieux, j'gorgerai tous les vaincus qui me tomberont entre les mains... Dfinitivement descendu de Rossinante, Granado reste Caracas la recherche d'un emploi. Le Che, crucifi par son destin, ira jusqu'au bout. Mais d'abord, il se rend aux tatsUnis, le but initial du voyage. Ici prend fin le manuscrit. On voit qu'il s'agit d'un document apocope et perspectif, selon un mode de pense typiquement espagnol et latino-amricain, susceptible de dvelopper leur spirale dans l'cho des vnements futurs. On peut supposer que Granado, ayant vcu fou une partie de sa vie, mourra comme Don Quichotte, sagement dans son lit. Quant au Che, il demeure trois semaines Miami. De retour Buenos Aires, il passe son doctorat en mdecine en mars 1953. Aussitt aprs, il entreprend son deuxime grand voyage travers le continent. L'espace et le temps se liguent pour lui assigner un itinraire qui le conduit d'abord en Bolivie, o il lui est donn d'assister l'un des vnements majeurs survenus dans cet hmisphre depuis le dbut du sicle. Pour la premire fois, un soulvement de masse, classe207